Dans ce texte, je retrace mon premier contact avec le concept de sympoïèse pensé par Beth Dempster. Après un bref retour sur le concept d’autopoïèse, je poursuis ensuite avec l’analyse du caractère sans frontières (boundarylessness) de la sympoïèse, telle que présentée par Dempster dans un schéma qui accompagne un de ses textes (1999). L’absence de frontières peut laisser perplexe. Comment s’allier ou s’agencer s’il n’y a pas de distinctions ? Comment s’active un partage ?

Le schéma visuel de Dempster rappelle la qualité de bordures floues produites avec l’outil de dégradé numérique dans un logiciel de traitement de l’image. Cette option emploie la fonction du dithering. En anglais, le mot dithering signifie une hésitation, un ébranlement ou un frémissement. Quel rôle ce trouble joue-t-il pour saisir les dynamiques d’un écosystème sans frontières avec la sympoïèse ? Avec la pensée de Robin Wall Kimmerer, il devient possible de saisir ce qui scande les processus de partage s’effectuant dans les zones agitées, les contours d’ouverture et de confluence entre forces et matérialités, une expression des degrés d’association ou de turbulence entre organismes et écosystèmes, entre abattages et essouchements d’arbres.

En appel à l’autre

Dans l’ébauche du texte de travail rédigé par Thierry Bardini pour la première édition des Rencontres interdisciplinaires de Hexagram, celui-ci signale, dans une note en bas de page [1], la référence à M. Beth L. Dempster [2] et son mémoire de maîtrise (1998), complété au School of Planning de l’Université de Waterloo en Ontario, Canada. Au premier contact, je n’y avais pas fait attention, la référence à Dempster était éphémère, dans un passage complémentaire, elle est restée dans une marge sans conséquence immédiate.

Haraway (2016) a amené le concept de sympoïèse de Dempster dans le champ féministe où elle le combine admirablement à l’ontologie et à la politique (White & Wilbert, 2010, p. 12). Pour Haraway, la sympoïèse est un appel au partage, à l’émerveillement, aux agencements inédits en ce contexte de la sixième extinction massive. Elle préconise les relations autres, les continuations, les alliances, les « naturecultures » multiples qui se déploient en lien avec les expérimentations « multiespèces » et machiniques.

 

Frontières flouées

Revenons à Dempster et au néologisme qu’elle a formulé en réponse au concept d’autopoïèse développé par Maturana et Varela (1980). Très répandu pendant la deuxième vague de la cybernétique, leur concept repose sur l’autorégulation et l’homéostasie de l’organisme, privilégiant un état d’équilibre entre organisme et écosystème, une adaptation en continu aux circonstances et environnements externes. Dempster précise que l’autonomie de l’organisme n’est pas proprement dit une indépendance quant au système plus large que l’organisme habite (1998a, p. 4). Selon Dempster la notion de boundarylessness qu’elle développe avec la sympoïèse se comprend dans les processus complexes d’un ensemble, mais ce « tout » sans frontières temporelles ou spatiales ne se maintient pas comme une unité. Dempster explique qu’il s’agit plutôt d’une dynamique d’interdépendances entre composantes, processus, influences qui alimentent le système complexe. La dynamique se recompose continuellement dans une tension mutuelle et interactive entre organisme et écosystème (2007, p. 94). 

Dempster reconnaît que l’aspect le plus contentieux de la sympoïèse est précisément la notion d’être « sans frontières ». Son approche est provocatrice : sans nier l’existence de frontières réelles, Dempster avance qu’il est nécessaire d’interroger la formulation préalable de frontières, comme un en-soi forgeant les catégories souvent artificielles et binaires. Sa manière d’invoquer la sympoïèse repose sur une manière de conceptualiser des interactions de systèmes, une solution de rechange pour penser autrement le mode dominant de compréhension de la notion de frontières. 

Dempster argumente ainsi pour renouveler les prémisses habituelles avec lesquelles il est possible de réfléchir « avec » les phénomènes pouvant activer la pensée et l’action en lien avec les processus écosystémiques. Sa provocation nous engage à penser les frontières autrement qu’en termes binaires, même si elle admet que sa proposition peut en constituer une, soit d’avoir, ou pas, des frontières. 

S’il n’y a que deux catégories, s’il n’y a que du noir ou du blanc, qu’en est-il alors du gris, cette couleur interstitielle qui se compose entre et avec les polarités ? 

Dempster nous demande de mettre en question les modes de catégorisation et de hiérarchisation de la pensée rationnelle conventionnelle. En regard de sa critique de l’autopoïèse, elle souhaite nous amener à réfléchir à la complexité des relations qui se co-construisent avec ce qui est appelé l’environnement, surtout lorsque ce dernier est réduit à une relation en points d’entrée et de sorties (« inputs and outputs »). Or, penser avec l’environnement dynamise les forces en présence, une sympoïèse de systèmes complexes et collectives sans frontières. 

En termes autopoïétiques, Dempster précise que lorsque l’attention est portée sur la composante, ex. la plante, l’arbre, le sol ou le champignon, une distinction est nécessairement requise. Ces composantes se perpétuent par la production continue de relations auto-similaires (1998a, p. 7). Mais dès lors qu’il est question de la forêt - autrement dit, un écosystème et non pas une composante -, la notion de frontière ne tient plus. Dempster réaffirme l’importance de mettre l’accent sur les processus de relation et d’interaction entre, d’une part, les composantes et entre, d’autre part, les composantes et les systèmes (2007, p. 101). La relation propose un devenir autre. Dempster réussit ainsi à mettre en valeur ce qui se produit de nouveau entre composantes et écosystèmes, en détournant l’attention portée sur la (re)production du même. 

Un système sympoïétique est perpétuellement entrouvert (« organizationally ajar ») à l’action d’une différence, les frontières d’un système se fondent l’une dans l’autre (italiques rajoutées, 1998a, p. 8). Les relations entre composantes autopoïétiques et systèmes sympoïétiques se produisent de manière distribuée, une co-construction en continu (1998a, p. 10). Les relations transforment les trajectoires spatiales et temporelles entre composantes et systèmes, contribuant sans cesse à leur évolution respective et non pas à leur reproduction.

Dempster définit un système sympoïétique comme étant  « homéorhétique, évolutif, contrôlé de manière distributive, imprévisible et adaptative » (1998a, p. 1, notre traduction). 

 

Ici, le mot imprévisible retient l’intérêt. 

 

Dithering

Prenons comme exemple ce schéma conçu par Dempster pour élucider de manière visuelle les relations dont elle discute.

dempsterImage

Schéma tiré de Dempster, B. (1999). Relinquishing Boundaries: Metaphors for conceptualizing institutional systems. Waterloo : University of Waterloo, p. 231.
Avec la permission de l'auteure.(PDF)

blowUpDempster

Agrandissement du schéma de Dempster à 800%.

 

Sa technique pour visualiser l’écosystème est l'outil utilisé pour créer le dégradé circulaire d’une masse noire vers un fond blanc. Il est possible de déceler une différence de densité entre le centre et le contour. L’outil du dégradé produit une série d’anneaux concentriques bien délimités en tons de gris qui s'emboîtent les uns dans les autres, en restant distincts. La fonction du dithering augmente la qualité tridimensionnelle de l’image sur une surface plane, en y procurant une profondeur de champ [3]. Lorsque cette option est activée, le logiciel ajoute un peu de « bruit » au dégradé pour améliorer le rendu entre les anneaux concentriques, la quantité de « bruit » produite renvoie ainsi à une option de tramage. 

 fragmentCercle

Reprise de la bordure floue dans un logiciel de traitement de l’image, en lien avec le schéma de Dempster.

tramage

Un agrandissement du procédé de dégradé à 600 %.

 

Pour visualiser la relation entre l’organisme et l’écosystème et leurs divers degrés d’ouverture et de fermeture, Dempster a habilement choisi un cercle avec un dégradé parsemé de fragments, évoquant un tissage irrégulier ou partiel [4]. Ce dégradé est une manière astucieuse de présenter le caractère poreux de la sympoïèse dans son ouverture au « bruit », c’est-à-dire au changement ou à l’imprévu. 

Le dégradé entre les couleurs du noir et du blanc montre le rôle du gris afin de souligner les polarités en question, en coproduction. De plus, en mettant de l’avant l’action du dithering (définition : be in/of two minds, réf. Dictionnaire Antidote) dont les synonymes sont l’indétermination, l’hésitation, le vacillement, l’indécision, Dempster propose, grâce aux contours du dégradé transformé par l’ajout de « bruit », une schématisation puissante pour penser à nouveau l’action des boucles de rétroaction.

 

Entre corps et mouvements de l’air

Le livre de la scientifique autochtone Robin Wall Kimmerer (2003) m’a permis de mieux comprendre les zones frontalières par sa discussion des mousses et de leur interaction avec l’air, le soleil, la pluie et le vent. Elle décrit trois strates en interrelation permettant aux mousses de vivre : la couche frontalière près du sol (« boundary layer »), la zone de turbulences située directement au-dessus et ensuite, la zone plus élevée (« laminar flow »), où l’écoulement directionnel des fluides rencontre peu ou pas d’obstacles (2003, p. 16-17).

Wall Kimmerer mentionne que toute surface possède une couche frontalière, que ce soit la feuille d’un arbre ou bien une montagne. L’auteur rappelle l’expérience de s’étendre au sol pour contempler les nuages ou le ciel (2003, p. 17) : le corps est dans une zone où la force du vent est réduite, à la différence d’être à la verticale lorsque le corps devient pour l’air un obstacle à contourner, telle la différence entre un arbre debout, enraciné et un arbre abattu (dont je discuterai un peu plus loin). L’air rencontre des obstacles dans son déplacement, occasionnant de la friction avec les surfaces. L’air est ralenti au passage, ce qui crée des turbulences. À la couche supérieure de l’écoulement laminaire, l’air regagne des zones avec moins d’objets et par conséquent, son mouvement est plus linéaire et rapide.

La manière dont Wall Kimmerer présente ces trois zones m’a permis d’établir des correspondances avec les distinctions entre organisme et écosystème développées par Dempster. Au ras de son contour, l’autoproduction de l’organisme se maintient avec peu de variations. C’est dans la zone intermédiaire de turbulences entre l’organisme et l’écosystème que le partage sympoïétique s’effectue, l’air se frotte aux corps, provoquant une friction par le mouvement. L’effet des turbulences est précisément l’action d’un système ayant la capacité de répondre aux divers flux. À une échelle plus large, celle de l’atmosphère, les processus intermédiaires sympoïétiques regagnent en stabilité. Le schéma de Dempster permet de visualiser l’activité turbulente entre zones attenantes. 

 

D’un essouchement vers l’écosystème

Un événement récent m’a permis de penser au schéma visuel de Dempster et à ses résonances dans les milieux physiques. Lorsque j’ai vu plusieurs arbres massifs abattus et essouchés dans un parc de mon quartier, j’ai été sensible à leur longue vie s’érigeant entre le souterrain, le sol et l’atmosphère. De la verticalité antérieure à une dispersion horizontale et circulaire, ce qui a été un arbre et ses échanges autopoïétiques arborent le début du nouveau processus qui active l’écosystème. Ce « bruit » transforme ce qui était auparavant la stabilité de l’arbre en un nouveau relai de transformation [5]. La machine à essoucher produit des copeaux qui me rappellent le tramage partiel de l’outil informatique de dithering

 essouchage

L'essouchement

copeauxHerbe

Le dégradé

copeaux

Les copeaux

La repousse inattendue

 

Pour la suite

La zone du milieu, lieu et moment de rencontre entre toutes choses et tout processus, devient celle du partage de l’agir et de l’autonomie, une frontière souple entre organisme et écosystème. L’autopoïèse et la sympoïèse se relancent mutuellement dans cette zone, dans la variation de la trame fragmentaire de nuances de gris ou de brun qui les relient. Le schéma de Dempster et l’essouchement d’arbres anciens m’ont permis de saisir le caractère  « sans frontières » de la sympoïèse par une analyse du dithering comme notion opératoire. Les actions perturbatrices complexes de la sympoïèse ouvrent corps et milieux aux devenirs-avec d’un frémissement sans limites. 

 

 

Photos en couleur et images de dithering : Gisèle Trudel

1 Je discute des notes en bas de page pour souligner leur capacité inédite d’ouvrir des pistes pour ceux et celles qui suivent leurs lignes de fuite. Les notes en bas de page sont souvent reléguées à faire part jouent souvent le rôle d’anecdotes ou de voies parallèles, d’une pensée complémentaire à partager, tout ou d’un nouveau champ qui s’ouvre comme une offrande, une distraction. La note fuit et on la suit, mais cela demeure aléatoire. La note en bas de page est aguichante, elle nous interpelle. Elle peut avoir la fonction d’un hypertexte, permettant de parcourir une certaine étendue, de s’y perdre, de bouger avec la pensée qui déferle, de suivre un nouveau parcours insoupçonné. Les notes abritent – habitent - une zone intermédiaire lorsque de nouveaux enjeux se produisent par la zone de contact entre différences et leur opération effective de partage. [Retour au texte]

2 Dempster a souvent joué le rôle de guide forestière. Elle a ouvert un café communautaire à Vancouver (http://www.falsecreeksouth.org/2019/03/neighbour-profile-convivial-very). [Retour au texte]

3 Le procédé de dithering est aussi utilisé pour la compression d’un fichier audio. [Retour au texte]

4 Il est entendu que la qualité du schéma de Dempster a aussi été affectée au fil du temps par la compression de l’image par numérisation et le type de support numérique, tel que le PDF. [Retour au texte]

5 Les actions d’abattage et d’essouchement peuvent découler de raisons variées et possiblement brutales, comme la coupe à blanc d’une forêt. [Retour au texte]

Références

Dempster, M. Beth L. (1998). A Self-Organizing Systems Perspective on Planning for Sustainability. Waterloo: University of Waterloo. Master’s thesis in Environmental Studies.

Dempster, B. (1998a). Sympoietic and Autopoeitic Systems : A new Distinction for Self-Organizing Systems. Waterloo : University of Waterloo.

Dempster, B. (1999). Relinquishing Boundaries: Metaphors for conceptualizing institutional systems. Proceedings of The Parks Research Forum of Ontario (PRFO)
Annual General Meeting. Waterloo : University of Waterloo.

Dempster, B. (2007). Boundarylessness: Introducing a Systems Heuristic for Conceptualizing Complexity. In Brown, C. S. and Toadvine, T. (Eds.). Nature's edge : boundary explorations in ecological theory and practice. Albany : State University of New York Press.

Haraway, D. J. (2016). Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene. Durham : Duke University Press.

Maturana, H. R. & Varela, F. (1980). Autopoiesis and Cognition: the Realization of the Living. Dordrecht : D. Reidel Publishing Company.

Wall Kimmerer, R. (2003). Gathering Moss. A Natural and Cultural History of Mosses. Corvallis : Oregon State University Press.

White, D.F & Wilbert, C. (Eds.) (2010). Technonatures. Environments, Technologies, Spaces, and Places in the Twenty-first Century. Waterloo : Wilfred Laurier University Press.