Sans doute est-ce en effet pour l’heure ce terme sibyllin de « Chthulucene » qui convient le mieux pour embrasser la sympoïesis à l’œuvre tant dans l’écopoétique contemporaine que dans un monde à jamais en train de mourir et de naître, au fil de ses sédimentations et de ses murmurations[1].

− Bénédicte Meillon, Le chant de la matière pour désensorceler les modernes.

Le son est une caractéristique omniprésente de tous les écosystèmes, y compris le sol. Depuis l’œuvre influente de Rachel Carson Silent Spring (1962), les sons sont inextricablement liés à la santé d’un écosystème. Les habitant·e·s du sol, plantes, invertébrés et microbes, sont aptes à les produire et à les percevoir afin d’interagir les un·e·s avec les autres (Matsuhashi et al., 1998 ; Mishra et al., 2016 ; Jung et al., 2018), mais à faible fréquence. En effet, malgré l’absence d’un organe dédié à l’ouïe, les études biologiques portant sur la réponse des plantes aux ondes sonores indiquent que ces organismes très sensibles génèrent et réagissent aux signaux sonores de leur environnement.

Or, les changements environnementaux ayant d’importantes répercussions sur les sols, les perturbations climatiques sont à même de modifier la répartition des espèces et, donc, les interactions entre les organismes (Putten, 2012 ; Aimée et al., 2015). Le son peut ainsi être perçu comme un indicateur de la santé des écosystèmes et en retour peut-être sensible aux répercussions des changements climatiques.

En octobre 2018, le Dr Julien Chaput, géophysicien et mathématicien à l’Université d’État du Colorado, a découvert que la couche de glace de l’Antarctique émettait des ondes sonores témoignant, à travers leurs variations, du changement climatique (Chaput et al., 2018). Des microorganismes souterrains jusqu’à la glace qui recouvre l’Antarctique, les sols émettent bel et bien des sons. C’est dès lors à l’humain·e de tendre l’oreille pour percevoir ces indicateurs inédits du mouvement des écosystèmes et y répondre. 

Les paysages auraux, analysés ici sous la loupe des changements climatiques, s’appuient sur la survivance des espaces sonores (Volny, 2017). Au regard du concept de sympoïèse défendu par Donna Haraway, ces bouleversements peuvent être vus et entendus selon une nouvelle dimension de cohabitation entre le climat, les sols, les microorganismes et les êtres humains.

Alors que les données scientifiques sont de plus en plus précises et nombreuses quant à l’état d’urgence climato-écologique de la planète, comment, en tant qu’artiste-chercheur·e du son, est-il possible de rendre cet univers de données « plus qu’humaines » (Tsing et al., 2017) accessible et perceptible de manière sensible ?

La pratique de la survivance des espaces sonores sera à cet effet abordée à partir de concepts que j’ai développés tels que les « fossiles sonores » et les « récits in-ouïs » (Volny, 2017). S’y ajouteront des exemples de ma pratique artistique, qui remonte au projet Le silence commence à -425m réalisé en Jordanie en 2013 pour se déployer plus récemment dans mes collaborations avec des équipes scientifiques en Antarctique et en laboratoire.

La pratique de la survivance des espaces sonores 

Rappelons que la survivance détermine un état : ce qui « survit, ce qui subsiste d’une chose […] disparue »[2]. Un état qui reste en suspension entre ce qui a eu lieu – et qui est révolu – et le temps d’un présent hanté par cet événement passé. Un état, bref, qui revit d’entre les morts. C’est peut-être pour cette raison que la survivance renferme souvent une idée d’immortalité. Ne dit-on pas « croire en la survivance de l’âme »[3] pour signifier que l’âme résisterait à la mort ? 

La survivance peut aussi être le trait caractéristique d’une certaine époque, celle qui subsiste à l’état de survivance. Initialement utilisée par l’historien de l’art Aby Warburg en 1895 pour définir une nouvelle méthode d’analyse et de classification des images en histoire de l’art, voire une nouvelle science de l’image, Nachleben der Antike, soit la « survivance de l’Antiquité », elle suppose un temps de l’image qui ne serait pas le temps de l’histoire, mais qui se déploierait dans ses revenances, ses traces et ses strates. La survivance est ainsi, selon Warburg, le mouvement qui migre les formes et les concepts d’une époque à l’autre. 

Cette migration se trouve également dans la survivance des espaces sonores, qui se situe cette fois dans le bruit de fond et l’écho, mais aussi dans la ténuité des espaces. Elle contient les traces, les résidus sonores qui sont notamment révélés dans les pratiques artistiques. Par leurs enregistrements, gestes, dispositifs ou situations artistiques, les artistes peuvent en effet fixer une image de la survivance. Il ne s’agit donc jamais de « reprendre les choses à zéro »[4], mais bien au contraire d’ouvrir d’autres continuités, rapports et dialogues ; d’entendre et écouter pour reconnaître ce qui persiste et hante les espaces, dessinant pour ceux qui y prêtent attention les contours de récits à priori invisibles et presque inaudibles. 

Au cœur de ces territoires émergents, au seuil de leur propre disparition, apparaissent ce que je nomme les fossiles sonores. Ce sont des restes ou résidus sonores portant les traces non pas d’organismes vivants, mais de sons pétrifiés, sédimentés dans le minéral de la terre, dans un désert de sable comme de glace. 

Ces tracés silencieux, piégés dans les sols, parlent de récits in-ouïs. À la fois « sans oreille » et « dans l’oreille »[5], ces histoires trouvent écho au sein de notre mémoire et de notre imagination. Elles rapportent des événements non entendus – ni exprimés , en principe inaudibles, en marge, voire souvent ignorés.

Fossiles sonores et récits in-ouïs en climats extrêmes

Le geste d’écoute, c’est-à-dire l’effleurement de la surface du sol à la quête de récits in-ouïs, a d’abord été réalisé pour mes recherches dans le désert de sable de la vallée de la mer Morte en Jordanie. Ce même geste a ensuite progressivement pénétré les couches de la croûte terrestre dans le désert de glace en Antarctique.

C’est de là que se dévoile une nouvelle compréhension du vivant, de la densité de la terre, de ses microorganismes, par l’écoute des sons qu’émettent les sols, dans une perspective non anthropocentrique.

Tracés pétrifiés dans un désert de sable

Fascinée par la quête de traces et tracés dans des paysages naturels au bord de la disparition, je me suis rendue en 2013 en Jordanie au chevet de la mer Morte. J’étais sur les traces de fossiles sonores laissés par une mer qui, auparavant, recouvrait l’ensemble du territoire.

La mer Morte est située au sein de la vallée du rift jordanien, dans un fossé d’effondrement qui s’est formé pendant le Miocène[6]. La mer Morte est ainsi située à 425 mètres sous le niveau de la mer. Malgré le nom qui lui a été attribué, elle disparaît encore. Son niveau baisse principalement en raison de l’extraction minérale intensive ainsi que de la dérive du ruissèlement de la pluie et de l’eau de la rivière Jourdain.

Bassam Halaibaba était mon guide. Je le suivais dans la vallée pour réaliser mes premiers enregistrements. Bassam s’est rapidement révélé un « vecteur » du fond marin. Il me guidait avec sa ligne de sonde sur les chemins laissés par l’eau dans le désert (Figure 1). En marchant dans le lit de la mer disparue, nous avons recueilli des informations sonores silencieuses sur sa composition et, donc, son histoire.

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Figure 1. Sandra Volny, Le silence commence à -425m, 2013. © Photo Sandra Volny.

Pour l’installation qui s’est ensuivie, j’ai documenté sur des diapositives 35 mm le « geste d’écoute » de mon guide, images tacites du son par le geste du corps qui enregistre un récit in-ouï, représentations visuelles de l’écoute dans mon travail. Puis, j’ai gravé la voix de la mer Morte (Extrait audio 1) dans les sillons d’un disque en acétate : un dubplate (microsillon en acétate très fragile gravé en un seul exemplaire). Chaque fois qu’on le faisait jouer, l’enregistrement se détériorait un peu, diminuant d’intensité pour faire entendre des sons de plus en plus faibles et altérés. Ces documents, eux-mêmes dirigés dans un mouvement vers leur propre disparition, répétant la même danse que la mer, ancraient le public au bord du silence.[7]

 

Variations cristallisées dans un désert de glace

Après avoir suivi les tracés enfouis dans le sable, j’ai sondé les traces piégées dans la glace. En collaboration avec le Dr Chaput qui étudie en Antarctique le bruit ambiant lié au réchauffement climatique, j’ai cherché à rendre compte des paysages sonores en interaction et transformation constante étant donné les changements climatiques.

Pendant deux ans, en accélérant les données captées par 34 séismographes placés sur la plateforme du Ross en Antarctique (de la taille de la France), le Dr Chaput a découvert que la glace émettait des sons témoignant, à travers leurs variations, du réchauffement de la planète (Extrait audio 2).

En mesurant ces ondes, le chercheur a créé des carottes sonores attestant de la transformation de ces paysages souterrains. Ces documents témoignent aussi d’une perturbation de l’histoire des sols, de cette mémoire tacite et millénaire des couches glaciaires.

 

Récits in-ouïs en laboratoire

Avec la Dre Ruth Schmidt, microbiologiste à l’INRS-Institut Armand-Frappier, j’ai plus récemment interagi avec la présence subtile des plantes et microorganismes dans le sol en période de changement climatique.

En fusionnant l’expérience des espaces sonores et les stratégies artistiques avec les protocoles scientifiques et la recherche concernant l’impact des variations d’eau sur les plantes et les microorganismes associés (c’est-à-dire l’holobionte des plantes)[8], avec Dre Schmidt, nous visions à nous éloigner d’une vision anthropocentrique, qui consiste à considérer les plantes et autres organismes vivants comme des objets. Nous adoptions d’emblée une vision holistique des écosystèmes interagissant entre eux (Grey, 1993).

Dans une quête de sons in-ouïs au sein de cet univers souterrain, notre protocole art-science consistait à utiliser des sondages chimiques et sonores pour étudier les interactions possibles entre plusieurs sens chez les plantes et les microbes (Volny et Schmidt, 2020). Une tentative de diffusion des sons dans un dispositif pilote comprenant un rhizotron (laboratoire construit sous terre pour étudier les plantes et leurs interactions via les gaz et les sons) s’est jointe aux prélèvements de gaz émis par les microbes (Figure 2). Cette observation des modifications de comportement et de communication dans les sols était ensuite soumise à des variations climatiques simulées.

À l’image de « la fabulation spéculative » d’Haraway, ce protocole utilisant la spéculation a mis en commun nos connaissances et nos expériences. De nouvelles voies étaient à l’œuvre et à l’écoute pour la Dre Schmidt et moi-même.

figure2

Figure 2. Documentation des expérimentations avec Ruth Schmidt. Le rhizotron, développé par Philippe Constant et Anne de la Porte à l’INRS, est exposé à des sons sous-marins grâce à un transducteur. L’échantillonnage de gaz est effectué à travers les septas, cavités hermétiques perforées à travers le dispositif pour accéder au sol, grâce à une seringue. © Photo Sandra Volny.

Une écoute de la survie

Au-delà du simple récit, mes récentes collaborations avec des chercheurs en biologie et en sciences de la Terre ont fait le pont entre les arts et les sciences environnementales afin d’envisager un pratique où les préoccupations pour l’environnement se rejoignent et s’entendent.

Grâce aux données scientifiques que je récolte, j’expérimente, j’interagis. J’écoute des paysages sonores changeants et témoins des bouleversements climatiques. Je « fais avec ». Ce « sympoiesis-making with »[9] est au cœur de mes recherches sur les paysages auraux. Il s’arrime entre les « figures composites »[10] telles que les fossiles sonores et les récits in-ouïs créés, qui prennent forme progressivement dans mes études en Jordanie, en Antarctique ou en laboratoire, par des photographies, des enregistrements sonores, des installations et des protocoles.

Parce que plusieurs questions sont sans réponses actuellement en science, une écoute de la survie permet d’aborder de nouveaux paysages et de faire interagir des axes dont la subjectivité et les récits sont différents, s’alimentant et s’influençant entre eux. Il importe que les urgences contemporaines qui menacent l’environnement et plus particulièrement les sols se portent sur de nouveaux récits, jusqu’alors in-ouïs.

Notes

[1] Bénédicte Meillon, « Le chant de la matière pour désensorceler les modernes » [en ligne], Transtext(e)s Transcultures, no 13, 2018. doi : undefined

[2] Josette Rey-Debove et Alain Rey (dir.), « Survivance », Le petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 2017.

[3] Ibid.

[4] Florence Caeymaex, Habiter le trouble avec Donna Haraway, Dehors, 2019, p. 71.

[5] Le préfixe in (latin) a effectivement un double sens : « sans » et « dans » (Dictionnaire de l’Académie française). L’étymologie et l’histoire de l’adjectif inouï, même s’il est aujourd’hui davantage utilisé comme synonyme d’extraordinaire, est en fait dérivé de ouï, participe passé du verbe ouïr (« entendre »), où in- est le préfixe privatif sans. Il signifie « qui n’a pas été entendu, sans exemple, inouï » (Centre national de ressource textuelle et lexicale). J’utilise ici le trait d’union pour le distinguer de son sens populaire.

[6] Il y a de cela 24 millions à 5 millions d’années.

[7] Les documents ont été regroupés dans un catalogue : Sandra Volny. Silence Starts at -425 m [catalogue d’artiste], Braunschweig : Hochshule für Bildende Künste, 2013.

[8] Le microbiome de la plante, soit les microbes qui y sont associés, joue en fait un rôle important dans la survie de celle-ci : il la protège par des interactions coopératives et compétitives, alors qu’elle fournit des nutriments aux microbes associés.

[9] Donna Haraway, Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016, p. 5.

[10] Id., citée dans Christian Indermuhle, « Manifestes cybernétiques : Donna Haraway, les cyborgs et les espèces de compagnie », Lignes, no 40, 2013, p. 116 ;  https://www.cairn.info/revue-lignes-2013-1-page-116.htm#.

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CHAPUT, Julien et al. « Near-surface environmentally forced changes in the Ross ice shelf observed with ambient seismic noise », Geophysical Research Letters, vol. 45, no 20, 2018, p. 11 187-11 196. doi : 10.1029/2018GL079665.

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VOLNY, Sandra, Survivance des espaces sonores. Conscience auditive et pratiques de l’espace du corps-sonar [thèse doctorale]. Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2017.