Avec le dessein probable de contourner des restrictions territoriales empêchant la firme américaine d’étendre Street View à de nombreuses parties du globe, Google propose depuis 2017 à ses utilisateurs de soumettre leurs propres panoramas à 360°. Ces photosphères ont pour caractéristique de permettre aux détenteurs d’un smartphone d’englober leur environnement visuel direct dans une sphère qu’ils tapissent de photographies. Géolocalisés par leur appareil, les photographes professionnels ou amateurs ont la possibilité de concourir par leur création, après modération, à l’édifice planétaire de Google. Ces contributions personnalisées présentent dès lors la singularité de se distinguer du protocole opératoire systématique qui prévaut dans Street View. Contrairement à la vision automatisée des machines, les photosphères s’avèrent relocaliser un horizon humain dans un environnement qui en était dépourvu. Mais la curiosité de cette pratique ne se situe pas dans ce qu’elle donne à voir du paysage selon le point de vue anthropocentrique de l’opérateur. Elle est plutôt à identifier dans un étrange géodésir d’occuper les lieux. Afin de s’en convaincre, il suffit de s’incliner dans le paysage de Street View et d'y adopter un point de vue vertical en inclinant la camera du logiciel.
Avec son téléphone dressé au-dessus de lui à l’aide d’un selfie stick, l’auteur de photosphère finit presque toujours par la marquer de son empreinte. Si certains prennent soin d’effacer cette présence, la plupart d’entre eux laissent leur silhouette occuper l’hémisphère austral de la composition, quand d’autres y introduisent leur logo ou, plus simplement, leur ombre. Cette manière de procéder n’est pas sans rappeler les trésors d’astuces déployées par Jan Van Eyck afin de se placer à l’arrière-plan du tableau Les Époux Arnolfini (1434). La présence du peintre dans le reflet de l’œil de sorcière situé au fond de la scène n’est d’ailleurs pas l’unique point commun partagé entre la toile du maître flamand et les photosphères. Dans Le Portrait de Van Eyck. L’énigme du tableau de Londres (2006), Pierre-Michel Bertrand propose de s’attarder non plus sur l’identité des individus présents dans le reflet, mais sur le miroir en lui-même.
Agissant comme une courte focale, celui-ci a le pouvoir de capter l’espace sur 180 degrés. Ainsi tout ce qui se situe dans son arrondissement se trouve-t-il concentré et déformé par sa courbure (cf. le lit, la fenêtre, le plafond). Cette absorption de l’espace crée un triple effet d’étroitesse, de profondeur et d’évasement (effet de goulot). (Bertrand 2006. p. 133-135.)
Cette analyse de la convexité du miroir dans Les Époux Arnolfini coïncide avec la nature sphérique des images qui nous occupent. Dans une photosphère, selon une logique de déformation spéculaire analogue, les images qui composent chacun des deux hémisphères convergent en direction de leur pôle respectif. Si l’on opère un recadrage vertical en direction du sol, la vision proposée tend alors à l’hyperselfisation du sujet placé au nadir de la sphère. Selon cette conjecture, la série photographique Hyperselfies amorcée en 2018 propose un recensement de ces autoportraits d’un genre nouveau. Avec cette suite de captures d’écran, nous devenons témoins d’un processus de colonisation de l’environnement périphérique à la vision du photographe. Mais cette manière d’aspirer la Terre à soi arrache étonnamment ces individus à leur environnement direct. Selon l’encyclopédie Universalis « la situation est un état complexe résultant de l’interaction, à un moment déterminé, d’un vivant, d’une personne avec son environnement physique, affectif, social ». La géolocalisation, elle, consiste à se mettre en relation avec un système de positionnement global composé a minima de vingt-quatre satellites placés dans l’orbite de la Terre. En se localisant, ces individus achèvent la relation avec ce qui les situe. Ils se délocalisent alors en direction d’un dispositif de vision planétaire qui, en plus de n’avoir rien de local, est dans l’incapacité de les comprendre.
Ce travail de recensement d'Hyperselfies a donné lieu à la réalisation d'une vidéo éponyme. Elle propose un voyage unifocal et halluciné autour de la Terre au cours duquel ces selfies d'un genre nouveau s’envisagent dans leur dimension monstrueuse. Réaliser ce montage anxieux et syncopé dérivé du morphing aura nécessité plus de 300 images glanées à la surface de Google Street View. Il repose sur un algorithme d’interpolation d’images communément employé pour réaliser des ralentis fluides. Détourné de sa fonction originelle, l’algorithme produit alors un mixage incertain de ses mains qui tiennent à bout de bras leur selfie stick ou leur téléphone cellulaire.
Afin d’accompagner les images, la pièce sonore de Hyperselfies est quant à elle composée selon la position dans l’orbite de la Terre de Landsat 8. Ce satellite de veille géographique américain est un des principaux pourvoyeurs en images de Google Earth. Pour cela, j’emploi un dispositif baptisé OCTO que j’ai conçu et développé. Il s’agit d’un instrument qui adapte en temps réel des flux de données en séquences musicales transmises à des synthétiseurs.
Photo : OCTObox, Instrument de la série OCTO permettant un sequençage musical de données bruts.
Bertrand, P-M. (2006). Le Portrait de Van Eyck. L’énigme du tableau de Londres. Paris : Hermann, 2006.
Duméry, H. SITUATION, philosophie, Encyclopædia Universalis (en ligne), consulté le 11 avril 2020. undefined